Pourquoi je fais partie d’une minorité ?
Pourquoi je suis pédé ?
Texte de Philippe Freling
Je viens d’avoir 18 ans. Il dit, bien sûr ça l’amuse tellement, que je suis beau comme un enfant, fort comme un homme. Un rien l’amuse, il rit tout le temps, c’est un gay joyeux. Un vieux gay joyeux. Pas moi. Moi, je suis un jeune gay triste. Pourquoi je suis gay, pourquoi je suis pédé ? Seulement 7% des êtres humains sont homosexuels, les statistiques sont formelles, pourquoi je fais partie de cette minorité, pourquoi je ne suis pas comme tout le monde ? C’est quoi, ce sale coup que la vie me fait ? Pourquoi je suis pédé ?
Mais voyons, c’est ta maman chérie, mon chéri, qui t’a fait pédé !
Bien sûr, moque-toi de moi… C’est ma mère qui m’a fait pédé, ma maman chérie, qui m’a tant aimé, et trop couvé. O ma douce maman, comme tu m’as aimé ! Tel un petit Marcel, le monde alentour était si laid, je n’ai eu d’autre plaisir, enfant, que de t’avoir auprès de moi. Tu es l’amour de ma vie, maman chérie, jamais je n’aimerai une autre femme que to ! Psycho de supermarché. Comme si ma mère m’avait trop aimé ! Elle m’a aimé comme toutes les mères du monde aiment leurs garçons, elle m’a nourri, protégé, éduqué, donné de l’affection, elle a agi avec son instinct de mère, comme toutes les mères de la Terre, comme une maman ourse… Ca ne devient jamais pédé, un ourson, pourquoi ça arrive aux garçons, pourquoi, à moi, ça m’est arrivé, pourquoi je suis pédé ?
Si ce n’est pas maman, c’est peut-être papa !
Sûrement pas ! Les pères font des fils pour que les fils à leur tour fassent des fils. Les pères font des fils que leur nom jamais ne s’éteigne, pour que la famille se perpétue. C’est leur rôle de mâle que d’assurer la survie de l’espèce. Les pères combattent la mort. La mort est leur partenaire naturel. Les pères sont dans le théâtre de la mort. Ils y font la guerre. Hé, rien de tel qu’une bonne guerre, baby boom, pour que leurs organes reproducteurs se mettent à l’ouvrage ! Vos garçons, papas, sont vos trésors de guerre… Mon père a accompli sa tâche comme les autres, seulement, ça n’a pas marché. Ce n’est pas de l’or, son trésor, c’est du toc. Pourquoi ça n’a pas marché, pourquoi je suis pédé ?
Ce n’est pas maman, ce n’est pas papa, et si c’était le Bon Dieu !
Moi, un enfant du Bon Dieu ? Encore faudrait-il que j’y croie… Le Bon Dieu a créé l’homme, puis la femme. Ces deux-là ont le pouvoir, en s’accouplant, de se reproduire, donc de protéger l’œuvre divine. Bon, et avec ça le Bon Dieu aurait aussi inventé les pédés ? Et pourquoi donc ? Pour exprimer comme un doute, un petit 7% de doute, dans son mégaprojet d’occupation pérenne de la planète Terre ? Ou alors, pour y mettre une petite touche artistique, 7% d’inutile, comme un caprice, une toquade ? L’une et l’autre des hypothèses sont, ma foi, assez séduisante. Les pédés seraient l’expression de la faiblesse ou de la fantaisie divine. Les pédés seraient en somme l’expression humaine du Dieu tout puissant. Idée sympathique, certes, oui mais voilà, je n’y crois pas, moi, au divin créateur. Pourquoi, pourrais-tu me le dire, pourquoi je suis pédé ?
Pas papa, pas maman, pas le Bon Dieu, alors c’est toi !
Oui, c’est sans doute ça. Si je suis pédé, je ne dois m’en prendre qu’à moi-même. On ne naît pas pédé, on le devient. J’ai agi de telle sorte que je suis devenu pédé. Qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai fait la révolution. J’ai dit non. Par vice ou par obligation, j’ai dit non. Non à la vie telle qu’on me l’a présentée, imposée. La vie, la société. Pédés, on est tous de vieux révolutionnaires, tous, surtout les jeunes. Avec l’âge on se calme et on s’adoucit, à ce que je vois, on s’accommode, on vire anciens révolutionnaires, c’est peut-être ça qui rend joyeux… A quoi j’ai dit « non » ? J’ai refusé que ma mère soit la femme de mon père. J’ai refusé le guerrier et son coït paniqué. J’ai refusé la matrice soumise et le phallus trompe-la-mort. J’ai dit non à ce théâtre. Résultat, quoi ? Me voilà pédé, ami lointain des femmes, pour ainsi dire un étranger, mon corps est aux hommes, à leurs trous, à leurs protubérances… Pourquoi je suis pédé ?
Mais les hommes, leurs trous et leurs protubérances, c’est le plaisir tout de même !
Le plaisir… Qu’est-ce qu’il faut en dire, du plaisir ? Je n’ai rien à en dire… Mon plaisir est-il homosexuel ? il est sexuel, point. J’éjacule. Est-ce que ça se dit, autosexuel ?. Je suis autosexuel. Dans les magazines, il y a les « metrosexuels » et aussi, maintenant, à ce qu’il paraît, les « übersexuels ». Moi, je suis « autosexuel », non répertorié dans les magazines… En anglais ça marche, on peut dire « self sex » et on comprend… Mon plaisir, je le tire surtout de moi-même. Je suis ce qu’on appelle, dans l’exacte acceptation du terme, un branleur. Il me faut ça, chaque jour, au moins une fois par jour, jouir. Le matin ou bien le soir. Que ça sorte et basta, que je puisse repartir ou simplement m’endormir ! Pas besoin d’être homosexuel pour cela ! Ce sont les hormones qui commandent, la testostérone, à mon âge, on en est tous là, n’est-ce pas… Pourquoi je suis pédé ?
Le plaisir de la masturbation n’est jamais totalement solitaire. Ne me dis pas que, dans ta tête, lorsque tu t’astiques, tu n’es pas en compagnie de quelques beaux amants, triés sur le volet !
Souvent, il n’y a personne, il n’y a que moi, personne. Strip-tease devant la glace, j’aime ça. Puisque d’autres comme toi, aiment mon corps, pourquoi je ne l’aimerais pas, moi, d’abord ? Pour aimer, il faut d’abord s’aimer soi-même n’est-ce pas ? Voilà, c’est ce que je fais, je m’aime moi-même. On est un vieux couple, mon corps et moi. On se connaît par cœur, et sans lassitude. La première fois c’était un matin de l’année de mes 12 ans. Je me réveille avec la trique. Je suis seul à la maison. Au lieu de me lever, comme les autres matins, j’attrape mon oreiller, je le plaque sur mon ventre, je me frotte un peu, il me prend comme une envie de pisser, mais formidable, j’ai l’impression que je vais pisser au lit, je jouis, voilà, je regarde cette matière inconnue, épaisse, gluante, j’ai joui. C’est la première fois. Six années de bonheur depuis. D’extase chaque jour renouvelée. Au début, mes jouissances, j’ai songé à les consigner dans un registre. Un catalogue. Au début, j’étais le Dom Juan de moi-même. Jouir de moi-même et jouir encore de moi-même. Toute mon activité était dans ce projet-là, retrouver dès que possible ces secondes de vie non terrestre qui me laissaient, la bite dans la main encore toute raide, le sperme coulant sur mon ventre, comme un bienheureux. Dans la jouissance, je pensais, je menais ma vie d’ange… Pourquoi je suis pédé ?
Il arrive que les anges descendent sur Terre, et les hommes ne peuvent que s’en réjouir, c’est sans doute ce que tu as fait !
Dans une cabine de piscine, ça s’est passé. Sortie de classe. Deux garçons par cabine pour se changer. Nous ne sommes pas spécialement copains. Je n’ai pas de copain. On s’entend bien. Depuis le début de l’année, à la piscine, on partage toujours la même cabine. On est pudiques, l’un comme l’autre. On a déjà notre maillot de bain sous notre pantalon quand on arrive. Après la séance, on s’enroule dans notre serviette pour le retirer et enfiler notre slip. Un jour, je m’y prends mal, la serviette tombe, me voilà à poil et, lui, il en profite, il laisse sa serviette tomber, il est à poil aussi. On est à poil tous les deux, pareil, un sexe, des testicules, un peu de poils. Ca nous intéresse, même plus que ça, on est complètement saisis par ce qu’on voit, cet autre sexe, ces autres testicules, cet autre pubis légèrement frisé, ces attributs d’un autre qui sont comme les siens. On est saisis et on bande. On est saisis et, les yeux capturés par cette vision, chacun empoigne son sexe et, en quelques secondes, vient à jouir.
Ah tout de même, tu vois bien qu’elle a du bon, la vie sur Terre, auprès de ses semblables !
Pendant plusieurs séances, nous avons reproduit l’épisode. Plus de serviette, nous descendions directement nos maillots de bain, déjà bandant, et, l’un en face de l’autre, les yeux rivés sur les parties de l’autre, chacun se branlait. Jusqu’au jour où j’ai ce geste d’empoigner son sexe et de le branler. Il se laisse faire, il cambre les reins, et son sperme quand il vient gicle loin. J’aime ça, le branler, et j’aime toucher sa peau, avec mon autre main, l’effleurer, venir avec mes doigts vers la fente de ses fesses. Juste de faire ça, je jouis. Je jouis comme avec moi-même mais c’est avec lui. Nous avons ainsi plusieurs séances et puis c’est fini. Pas parce que c’est les vacances, pas parce qu’il n’est plus dans ma classe, mort ou parti. Parce que, cette fois-là, comme avant, il s’enroule dans sa serviette pour se changer, je ne comprends pas, je crois que c’est pour jouer, je vais pour la retirer, il me repousse violemment en me criant « ne me touche pas, casse-toi, ne me touche pas, sale pédé ! » Pourquoi je suis pédé ?
Mais tu es pédé, pour ce garçon, et pour tous les autres après lui quye tu as fais jouir et qui t’ont fait jouir, et pour tous les autres à venir, que tu feras jouir et qui te feront jouir… Aujourd’hui tu es pédé pour moi, mon chéri !
Je suis pédé pour les autres pédés. Voilà, c’est ça. Toi aujourd’hui, d’autres hier, et d’autres demain. Des jeunes, des vieux, des riches et des fauché, des beaux, des laids… Mes amis, mes amants, mes frères pédés. Ensemble, nous menons notre petite vie sur Terre. C’est bien, tout est bien. Parfait. Je viens d’avoir 18 ans. Je suis assez vieux maintenant pour avouir perdu la mémoire de mes jouissances primitives. Je ne suis plus un ange. Je suis un homme. Un jeune homme gay. Je suis ton petit pédé.